SESMAR
ET VAKOG.
Dans
une forêt mystérieuse et lointaine, où poussent des arbres et des plantes que
nous aurions peine à imaginer, vivait, dans une cabane de branchages, un
personnage des plus singuliers.
C’était
un homme d’un âge plus que certain, au passé plus que brumeux et aux manières
plus qu’étranges…
C’était
un homme… oui, enfin, dans sa forêt, il pouvait passer pour un homme. Ailleurs,
il aurait été qualifié de nain, car sa taille ne dépassait pas celle d’un dé à
coudre.
Cet
homme, qu’on appelait Vakog[1],
s’ennuyait à mourir, seul de son espèce dans sa forêt.
Voilà
qu’un jour, il décide de faire un voyage. Sans armes ni bagages, il s’en va et,
après une marche de plusieurs semaines, il arrive enfin à la mer. Sans hésiter,
il embarque sur un paquebot en partance pour l’Egypte.
Vous
l’aurez deviné : il voyage comme passager clandestin. Il se dissimule dans
l’étui à lunettes du commandant de bord. Celui-ci, à son insu, régale son
« invité » des restes de ses copieux et succulents repas, qu’il secoue
de sa grosse moustache tout en rédigeant son journal de bord.
Malgré
quelques épisodes assez déplaisants de mal de mer, Vakog apprécie l’aventure
et, un beau matin, tout ébloui de soleil, il pose le pied sur le sol de
l’Egypte. Un autocar de touristes le débarque bientôt au pied des pyramides.
Et
là, luttant contre le sable qui menace à chaque instant de l’engloutir, il se
retrouve nez à mandibules avec un scarabée sacré, resplendissant dans sa
carapace aux reflets de turquoise et d’or.
Le
scarabée, d’abord muet d’étonnement en découvrant un humain de sa taille,
retrouve peu à peu sa voix – une voix d’insecte, chaleureuse mais grinçante
comme une scie à métaux – pour saluer Vakog dans une langue que celui-ci – ô
miracle – comprend sans efforts. L’a-t-il apprise dans cette vie ou dans une
autre, ou ne serait-ce pas cette langue universelle qui avait cours avant que
soit construite la tour de Babel ?
Il ne
peut le dire, mais toujours est-il qu’il entend le scarabée se présenter
ainsi :
-
Mon nom est Sesmar[2]
et j’ai vécu plus de mille vies. J’habitais autrefois dans le palais, aux côtés
de Pharaon, et j’y étais vénéré à l’égal d’un dieu. Mais les hommes sont peu à
peu devenus incrédules et me voici, scarabée sacré, exposé à être foulé aux
pieds par le premier touriste texan de passage ! Quelle déchéance !
Quelle humiliation ! Quelle honte ! Ah, que ne donnerais-je pas pour
échapper à ce pitoyable destin !
N’écoutant
que son bon cœur et ses cinq sens, en plus de son bon sens, Vakog s’écrie
alors :
-
Sesmar, mon ami, ne te lamentes plus ! Je t’invite dans ma forêt.
Elle est accueillante et peu peuplée, les touristes texans ne la fréquentent
pas. Tu y vivras heureux, je crois. Veux-tu partager ma demeure ?
De
joie, Sesmar se met à tourner sur lui-même, comme une toupie, creusant dans le
sable un entonnoir qui risque de les engloutir tous deux.
Sans
un seul regard pour les pyramides qu’il a parcouru tant de chemin pour admirer,
Vakog entraîne son ami Sesmar dans le voyage du retour. Par un heureux coup du
hasard, ils empruntent le même paquebot qu’à l’aller, où Sesmar se dissimule
dans l’étui du sextant du commandant, tandis que Vakog retrouve son refuge dans
l’étui à lunettes.
De
retour dans la forêt, Vakog est impatient de tout montrer à son nouveau
compagnon. Il trottine de gauche à droite sans discontinuer et, dans son
enthousiasme, s’éloigne de sa cabane plus qu’il ne le devrait. Soudain, ses
forces le trahissent et il se laisse tomber au pied d’un arbre, épuisé ;
il dit à Sesmar d’une voix éteinte :
-
Sesmar, mon ami, je suis un imbécile ! Je t’ai entraîné jusqu’ici
et voilà que mes jambes sont incapables de me porter plus loin. La nuit va
bientôt tomber. Comment rejoindre notre cabane ?
-
Vakog, mon ami, tu m’as sauvé d’une mort honteuse sous les semelles
texanes et, même si le nombre de mes vies est illimité, c’est toujours un
mauvais quart d’heure à passer. Alors, laisse-moi t’aider à mon tour. Monte sur
mon dos, je te transporterai jusqu’à la maison. Tu n’auras qu’à me montrer le
chemin.
Vakog
ne se fait pas prier. Après deux tentatives malheureuses, qui l’envoient bouler
sur le sol, il parvient à se hisser sur la carapace glissante de Sesmar. A
l’articulation entre le thorax et l’abdomen, il découvre un petit creux
douillet où il s’installe confortablement. Les deux amis rentrent sans encombre
à la cabane où ils sombrent aussitôt dans un long sommeil réparateur.
Et
depuis ce jour-là, on peut les voir parcourir les sentiers et les allées, les
collines et les vallées, Sesmar portant Vakog, en parfaite harmonie.
***
Certains
esprits très imaginatifs prétendent même – mais il ne faut pas croire tout ce
qu’on raconte – qu’à la longue les deux corps se sont soudés, n’en formant plus
qu’un seul, dans lequel circulent le même sang, les mêmes perceptions, les
mêmes sentiments et les mêmes pensées.
Il
est vrai que, quand la symbiose s’installe entre deux êtres, on ne peut jamais
savoir où elle va s’arrêter.
Josiane HUBERT Octobre 1991.
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